Au cours de la pratique quotidienne, la citoyenneté ressent souvent le besoin de revenir sur une série de concepts de base qui se sont vus distorsionnés par l'exercice du libre arbitre de la communauté. Il devient évident qu'au moment où les convenances personnelles se superposent à l’intérêt collectif, les résultats sont catastrophiques et les valeurs les plus sacrées se voient bientôt foulées aux pieds et éjectées en dehors du cadre de leur valeur intrinsèque. C’est justement le cas de ce qui s’est passé avec ce que nous avions appelé jusqu’ici PATRIMOINE. Nous sommes face à un changement radical de l’estimation que notre inconscient collectif fait du patrimoine culturel des Équatoriens. C’est pour cela qu’il convient peut-être de discuter de ces sujets in extenso.
La vague récente de vols dans des églises, couvents et musées nous prouve que pour une certaine partie de la population, le patrimoine n’est autre chose qu’un simple produit commercial, à l’accès relativement facile, et bien plus aisément disponible. La valeur du patrimoine se mesure en dollars et l’offre et la demande imposent leurs lois au marché ouvert et clandestin. Il importe peu qu’il s’agisse de biens religieux d’ascendance catholique ou païenne, ou si l’objet faisait partie d’un mobilier funéraire. Il n’intéresse pas non plus qu’il s’agisse de symboles d’une affection que le peuple ressent envers sa foi. Pour beaucoup, même si le bien en question est vendu, l’exigence sera remplie et le patrimoine a alors une valeur réelle, en effectif.
Néanmoins, constater quotidiennement ces faits ne doit pas nous mener uniquement vers une lamentation de la perte des valeurs traditionnelles, ou à culpabiliser pour le dommage moral que cela cause à la nation. Peut-être est-il tout simplement temps d’admettre que dans l’actualité, personne ne s’intéresse ou valorise cette entité collective qui nous identifie en tant que chose spécifique au sein de ce monde globalisé. Nous avons perdu notre identité, de fait, nous sommes en train de la vendre à un prix infime. Ce qui était auparavant le motif de notre orgueil, n’est aujourd’hui qu’un item de plus du catalogue d’une vente aux enchères électronique.
Mais cette situation n’est pas quelque chose qui nous vient du dehors, il semblerait qu’elle soit bien enracinée dans les meilleures strates de la patrie, qui est deja à tous… (slogan du gouvernement, ndt) Il y a quelques semaines, un individu s’est présenté au tout nouveau ministère de la Culture, et avec une certaine arrogance, demanda à être reçu par quelque fonctionnaire haut placé. Il disait venir sur recommandation directe d’un ministre influent et sous ce prétexte, il convaincquit bientôt quelque bureaucrate flatteuse de se faire recevoir en audience formelle. Ses connexions supposées lui ouvrirent les portes d’une direction ministérielle où il présenta pompeusement une proposition que le tout nouveau ministre ne pouvait refuser. Le supposé parrain du gouvernement soutenait l’offre et obligeait, d’une certaine façon, à ce qu’une décision rapide, bien que peu éthique, soit prise. L’imbu de lui même présenta une carte et un CD avec une vidéo où le fruit de plusieurs années de saccage archéologique dans toutes les régions du pays était exposé avec une fausse humillité. La carte expliquait que la collection archéologique que le brave homme proposait de vendre au Ministère de la Culture était issue d’un effort patriotique de sauver les valeurs ancestrales de notre patrimoine. Ce héros national renchérissait qu’au bout de plusieurs années d’avoir parcouru le pays, il avait acheté des pièces archéologiques de façon désintéressée à des paysans qui les trouvaient lors de leurs labeurs agricoles. La collection en vente comptait de plus de 1200 pièces de différentes cultures précolombiennes. Le prix en était naturellement très modeste, si l’on tient en compte la valeur culturelle des objets, 620 000 dollars à peine. Le brave homme insistait sur le poids du piston ministériel. Il résumait sa proposition dans la bonne affaire qu’il faisait au Ministère de la Culture, et qu’avec cela, celui-ci pourrait monter son propre musée. L’absurdité du cas étant que l’état devait payer avec l’argent de tous les Équatoriens, des objets du patrimoine appartenant à tous les Équatoriens. Une fonctionnaire plus consciente de sa tâche culturelle lui reprocha le fait que les pièces proviennent des zones archéologiques les plus pillées du pays: Alacao, La Tolita ou la province de Carchi. Ce à quoi l’autre répondit que son “sauvetage culturel” était de fait très complet. Quand la fonctionnaire lui demanda l’inventaire de l’Institut National du Patrimoine Culturel, (exigence requise pour la possession de toute collection de biens du patrimoine), ce bon citoyen répondit, indigné “comment allez-vous croire que j’ai cet inventaire, alors que pour le faire, on veut me demander plus de 7000 dollars”. Quelle horreur, quelle prétention des plus disparates, que de demander à un protégé du gouvernement un document officiel dans le cadre d’une proposition de vente du patrimoine nacional… La fonctionnaire le remit à sa place, refusa l’achat de fait et lui demanda de se retirer avant l’intervention de la police. Furieux, le brave homme fut se plaindre auprès de son parrain de la vente frustrée, à cause de l’incompétence des nouveaux fonctionnaires de la fonction culturelle.
Nous ne pouvons affirmer que ce sujet, trop bien connu du marché illicite de pièces archéologiques, ait réellement bénéficié de l’appui de quelque ministre, mais le fait qu’il l’ait mentionné dans ses prétentieuses argumentations démontre bien la fourberie, ou le degré de naïveté que possèdent nos bienveillants infracteurs au moment de violer la loi, et ce dans n’importe quel domaine. Si cela arrive dans les milieux officiels, que peut-on attendre des milieux informels? Nous reviendrons dans un moment à cet exemple quotidien du respect du Patrimoine. Il convient à présent de revoir nos concepts de base. Qu’est-ce que le patrimoine? Qu’est-ce que le patrimoine Culturel? La notion est en réalité relativement simple. Le Dictionnaire de la Real Academia le définit sous plusieurs acceptions qui veulent plus ou moins dire la même chose:
- Ferme qu’une personne a héritée de ses ascendants.
- Biens propres acquis, par quelque titre que ce soit.
- Biens propres, auparavant spiritualisés et aujourd’hui capitalisés et adscrits à un inventaire, en tant que titre pour leur classement.
Il est clair qu’il s’agit de biens, spiritualisés ou non, que l’on acquière ou hérite, et qu’ils constituent notre propriété, notre richesse. Par extension, le Patrimoine Culturel d’un peuple est tout ce qui constitue sa richesse culturelle, son cumul d’idées, de coutumes, de biens et de valeurs qui projettent son identité profonde. En termes culturels, un peuple est le reflet de tout ce qu’il possède en tant qu’héritage de son passé et de ce qu’il fait dans son présent pour s’affirmer comme entité sociale. La culture est essentiellement un fait collectif qui a par-dessus tout la capacité de capter et de refléter l’identité de ses auteurs. Ainsi, le patrimoine culturel est le meilleur miroir de la nation qui l’a engendré, et ce non seulement dans le passé, car la culture est un processus collectif en construction permanente. Une fois cette idée précisée, il devient évident que le patrimoine est un actif de l’action sociale passée et présente, et que son vrai sens et sa valeur sont ceux que lui accorde la communauté à laquelle il appartient. Actuellement, dans notre milieu, il est évident que nous ne lui accordons aucune valeur autre qu’économique.
Bien que le patrimoine culturel fasse référence à la mémoire collective et aux héritages ancestraux, le patrimoine est un fait vivant qui revient à la vie quotidienne des peuples, auquel la notion de tangible et intangible est étroitement liée. Les pratiques traditionnelles des ethnies autochtones, leurs connaissances botanniques, la tradition orale, les fêtes populaires, le graffiti des rues, la “colada morada” et leurs “guaguas de pan” (mets traditionnels de la Toussaint, ndt), sont toutes des manifestations qui font partie du patrimoine culturel équatorien.
L’archéologie (précolombienne, coloniale ou historique, et même industrielle), fait partie du patrimoine, au même titre que l’art colonial (religieux ou profane), et toute l’expression contemporaine du talent ou du génie national.
Toutes ces valeurs font partie de notre identité et à ce titre, sont dignes de l’appréciation et du respect collectifs. L’État a l’obligation d’engendrer des politiques et d’entreprendre des actions qui protègent, valorisent et dynamisent les processus créatifs de notre patrimoine. La culture est l’axe transversal de toute activité humaine et en tant que telle, fait intégralement partie de notre développement matériel et spirituel. Un autre concept qu’il convient de rappeler est que, d’après la constitution, le patrimoine appartient à la nation, à tous les citoyens représentés par l’état (et non le gouvernement). Les personnes, naturelles ou juridiques, qui possèdent des objets patrimoniaux (par achat, héritage ou même par autoproduction), ne sont pas propriétaires de leurs biens, mais bien des gardiennes et cela leur attribue une responsabilité très sérieuse. Tous ont, avons, l’obligation d’assurer la sécurité physique du bien. L’obligation n’est pas facultative, elle est obligatoire, sous peine de perdre la garde de l’objet en question. Naturellement, cette responsabilité implique des frais importants qui sont à la charge du protecteur et en compensation, d’autres états accordent des bénéfices fiscaux aux responsables, qui les aident à supporter la charge financière. En Équateur, ces normes ne s’appliquent pas avec rigueur et il règne toujours un état de flou, où personne ne s’occupe de la préservation ou de la sécurité si le bien ne représente pas un apport financier effectif. Combien de maisons du patrimoine s’effondrent du fait de la négligence de leurs propriétaires.
J’aimerais penser que pour la majorité des Équatoriens, ces notions sont évidentes et nécessaires, mais pour quelques individus, elles ne sont que prétentieuses, voire gênantes, car elles contredisent le principe le plus élémentaire de la libre entreprise. Les biens, les idées, les coutumes, les symboles, l’image de soi, sont tous des objets de commerce. De même que tout être a son prix, ses oeuvres ou croyances peuvent aussi être négociées, la seule chose qui importe étant de leur trouver preneur et un prix plus ou moins aceptable.
Je me souviendrai toujours avec tristesse d’un jour où je me promenais dans le mythique Inga Pirca, alors que le monument était passé par décret présidentiel entre les mains des indigènes locaux. Dans un coin du complexe, je pus apercevoir une femme autochtone d’âge avancé, qui s’était installée à l’ombre d’un arbre pour vendre des rafraîchissements aux visiteurs en nage. Je m’arrêtai et fit la dépense, histoire d’établir une petite conversation. Je lui demandai si elle savait ce qu’était ce monument, et ce qu’il signifiait pour elle. Elle me répondit avec désinvolture qu’il s’agissait de l’oeuvre de ses ancêtres incas et qu’elle était fière d’y recevoir des visiteurs étrangers. Au beau milieu de la conversation, elle sortit un panier et sous des textiles traditionnels, elle me montra quelques objets en terre glaise précolombiens et d’un sourire sardonique me dit “vous les aimez, je vous les vends”. Je réagis quelque peu mal, et lui dit “Madame, comment vous vient-il à l’esprit de vendre ces choses dans le monument de vos aïeux”. Ce à quoi elle me répondit, agacée, “et pourquoi pas ? Nous sommes pauvres et nous les avons sortis de nos terres”. Je lui demandai alors sur un ton ironique: “Vous vendriez votre grand-mère” et elle me dit avec fierté “et bien sûr, si quelqu’un la veut…”. Ma frustration fut plus grande encore au moment où je m’arrêtai au Bureau de l’administration pour informer sur ce qui était en train de se faire au vu et au su de tous; là , ils me répondirent tout simplement: “Qu’allons-nous faire, si la Dame fait partie de la Commune ?”. Je laissai avec indignation mes impressions à vif dans le livre d’or qui se trouvait près de l’entrée. Je ne sais si quelqu’un les a lues, j’ignore si cela a eu quelque importance pour quelqu’un, mais je n’ai plus eu envie de retourner voir les résultats.
Il ne fait pas de doute que le patrimoine puisse être un bon business, et cela semble aussi être mis à profit dans les sphères officielles. L’autogestion que l’INPC encourage se trouve être un bon exemple de cela. C’est ce que suggère le tableau des tarifs demandés pour services divers par cette bienveillante institution officielle (voir sa publication ici). Il suffit de jeter un coup d’oeil sur le décret publié dans le Registre Officiel du 9 novembre pour comprendre comment l’on prétend sortir de l’indigence institutionnelle. Bien que la loi accorde les facultés nécessaires à l’INPC pour rendre ses services publics payants, il est tragique qu’en faisant payer des tarifs apparemment inoffensifs, la seule chose qui soit obtenue est l’évasion de l’application de la loi. Bien qu’il est des impôts qui puissent être prélevés, ceux-ci doivent être cohérents avec la réalité nationale. Il ne s’agit pas de punir qui que ce soit, mais plutôt d’encourager à ce que les gardiens remplissent les normes et prennent leurs responsabilités pour veiller à la sécurité du patrimoine à charge. Sinon, on continuera dans l’état actuel des choses, et, avec ou sans plan d’urgence, le sort des objets du patrimoine continuera suspendu à un fil. En tout sincérité, je ne vois pas la Conférence Épiscopale payer des sommes d’argent importantes à l’INPC pour enregistrer les inventaires de ses biens de patrimoine. Je ne vois pas même la puissante Banque Centrale payer quelque impôt que ce soit pour effectuer l’inventaire de ses nombreuses réserves et musées nationaux. Que peut-on alors demander au citoyen douteux qui prétend vendre sa collection à l’État ?... Il ne fait pas de doute que, suite à la longue nuit néolibérale, quelqu’un veuille que l’aurore surgisse et, d’un léger murmure laconique… Business is Business.
Mais il est vrai que le patrimoine peut aussi être un bon business. Sain, productif et culturellement enrichissant. Le tout est de savoir en prendre soin, le mettre en valeur et le promouvoir de façon adéquate. Prenons par exemple le cas de la ville la plus visitée du monde: Paris. La ville lumière brille surtout par son patrimoine: culturel, gastronomique, avant gardiste… Pour le fêter, les 15 et 16 septembre derniers, 15 millions de visiteurs se sont lancés de façon marathonienne dans les rues pour rendre culte à leurs monuments, musées, églises, parcs, cimetières militaires, châteaux, théâtres de rue, ou tout simplement, expositions d’art permanentes qui ornaient les deux côtés de la Seine. Le business est si vaste et si rentable, que la France a actuellement signé un accord avec l’Arabie Saoudite pour ouvrir la première succursale du musée du Louvre (rien que ça), dans le désert de Adou Dabi. Il s’appellera le Musée des Sables et à cette intention, les émirats arabes pensent louer une quantité déterminée de pièces du célèbre musée parisien pour la modique somme de mille millions d’euros. Le Louvre des Sables doit être inauguré en octubre 2012. L’argent ira aux Musées de France, aussi bien au Louvre qu’aux autres centres de province et de la Région Centre. Bien entendu, ce sujet a deja causé un certain malaise parmi les curateurs et conservateurs de plusieurs musées, qui évoquent des problèmes d’ordre déonthologique. Un livre récemment publié traite amplement le sujet (Jean Claire et Bruno Macols, Malaise dans les Musées, Flamarion, 2007). Il n’est pas nécessaire de faire un saut jusqu’au mythique premier monde pour prendre exemple sur le respect du patrimoine et du bénéfice national que l’on peut en tirer. Le Méxique et le Pérou ont une industrie du tourisme culturel prospère, où le patrimoine (sous toutes ses variantes), est le premier acteur. Des millions de dollars rentrent avec des millions de visiteurs qui sortent satisfaits de connaître la grandeur passée et présente de la culture ancestrale. Il ne fait pas de doute que les grandes civilisations perdurent, malgré le cours du temps et des mauvais gouvernements. Serait-ce parce que, ici, nous avons toujours été une partie marginale de la civilisation? Il vaut bien la peine de réfléchir à ce sujet.
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